samedi 24 mars 2012

Les ennemis de l'intelligence économique en Afrique

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                                        Guy GWETH

LES ENNEMIS DE L’INTELLIGENCE ECONOMIQUE EN AFRIQUE

En Afrique, la recherche, le traitement et la sécurisation d’informations à des fins de
compétitivité économique ne marchent pas à l’occidentale. Dans un contexte où l’Etat est
souvent le principal acteur d’une économie informelle à plus de 50%, les trois ennemis de
l’intelligence économique sont la corruption, la contrefaçon et la fuite des capitaux.

La corruption

« Si Judas vivait, il serait ministre d’État » en Afrique pourrait-on dire avec Barbey
d’Aurevilly. Les conclusions du rapport de Transparency présenté le 22 novembre 2011 à
la presse africaine sont assez éloquentes sur le sujet. Parmi les 6000 entretiens individuels
conduits dans six Etats : Afrique du Sud, Malawi, Mozambique, RDC, Zambie et Zimbabwe,
62% des personnes interrogées considèrent que la corruption s’est aggravée au cours des
trois dernières années. 56% d’interviewés ont dû payer des bakchichs dans les 12 derniers
mois, dont 68% de Mozambicains et 42% de Zambiens. Les analystes de Transparency notent
que dans l’ensemble des pays étudiés, le corps judiciaire, les partis politiques, les parlements
et le système éducatif ont assez mauvaise réputation. Ici, la corruption est aux entreprises ce
que le monde de la finance est à François Hollande : un adversaire sans visage.

Comment ça marche ? – Dans une précédente publication [1], nous avons identifié cinq
techniques de corruption parmi celles qui ont le plus d’impact sur le climat des affaires
et la compétitivité des entreprises en Afrique : les « pourboires », les « cadeaux », les «
pourcentages », les « aides » et le « consulting off shore». Celle contre laquelle l’intelligence
économique va en guerre avec le plus d’efficacité est la technique du « consulting».
Très utilisée au cours des 10 dernières années, cette technique de corruption agit sur
l’entourage d’une Personnalité Politiquement Exposée [2]. Pour brouiller les pistes, le proche
collaborateur d’un décideur est recruté comme consultant par un cabinet basé dans un
paradis fiscal. Ici, les cinq destinations préférées des Africains sont : le Luxembourg, Chypre,
Malte, Hong Kong et Singapour. En échange d’informations confidentielles, le « consultant »
est rémunéré dans une banque située, elle aussi, dans un paradis fiscal. Au cours d’un
voyage à l’étranger, le collaborateur du décideur peut alors entrer en possession des fonds.

Quel impact sur la compétitivité ?- En Afrique, la formule de Robert Klitgaard (Corruption =
Monopole + Pouvoir – Transparence) fonctionne comme un théorème [3]. Entre la grande
corruption (de haut niveau où les décideurs politiques chargés d’appliquer les lois utilisent

leur position officielle pour promouvoir leurs intérêts personnels) et la petite corruption (à
forte connotation bureaucratique dans l’administration publique), l’impact est extrêmement
difficile à chiffrer. Lorsqu’on additionne la falsification de données, les versements de pots
de vin à des responsables officiels pour les encourager à agir de manière rapide et favorable,
l’argent obtenu par la contrainte, la distraction des fonds publics par des fonctionnaires et le
poids du favoritisme, la somme est faramineuse. Ce d’autant plus qu’elle emprunte plus ou
moins les mêmes canaux que la fuite des capitaux que nous évoquerons plus loin.

La réponse de l’intelligence économique - La lutte contre la corruption est un combat
mondial qui mobilise la plupart des appareils étatiques. En Afrique, la contribution de
l’intelligence économique est surtout décisive pour les grandes entreprises qui craignent de
perdre des contrats et de se mettre à dos des autorités corrompues en refusant d’en être
les corrupteurs. Ce travail exceptionnel s’appuie sur les informations confidentielles fournies
par des « honorables correspondants » occupant des postes clés au sein des administrations.

A l’instar de Knowdys, des agences ayant un code d’éthique ne mobilisent aucun moyen
illégal pour remplir pareille mission. Un consultant en intelligence économique agissant
au profit d’une entreprise privée évitera donc les intrusions dans la vie privée, les écoutes
indiscrètes ou le piratage informatique pour collecter le renseignement utile au client.

Dans des pays comme le Cameroun, le Ghana, le Kenya et le Nigeria où d’importants procès
pour corruption sont en cours d’instruction, les avocats d’entreprises lésées et le ministère
public ont besoin de conseils en intelligence économique pour cartographier les différents
acteurs de l’échiquier concerné en se basant sur des preuves recevables devant la justice.

La fuite des capitaux

« Point d’argent, point de Suisse », écrivait Jean Racine. Avec la fuite de capitaux vers les
paradis fiscaux, l’Afrique perd 10 fois plus d’argent qu’elle n’en reçoit chaque année par le
biais de l’aide internationale. Le rapport Illicit Financial Flows from Developing Countries:
2000-2008 publié en janvier 2011 par Global Financial Integrity (GFI) a révélé que la fuite des
capitaux africains se chiffrait à 854 milliards de dollars entre 1970 sur la période étudiée.

Comment ça marche ? Ayant compris que l’Afrique est la nouvelle frontière de la croissance
mondiale, des dealers en col blanc et légendes fraîches, débarquent chaque jour d’Amérique
du nord, d’Asie et d’Europe avec l’intention d’investir sur le continent. Au cours des cinq
dernières années, ces « nouveaux investisseurs » se sont intéressés aux terres arables, à
l’agroalimentaire, aux minerais, aux banques, ainsi qu’aux technologies de l’information et
de la communication. Mais quel est leur profil en dehors des légendes fraîches de Google?
D’où partent-ils, quelle est l’origine des fonds qu’ils investissent ? Quelle est leur stratégie ?
Ces questions auxquels répondent efficacement les experts africains de l’intelligence
économique ne peuvent cependant occulter les milliards de dollars que perd le continent
chaque année à travers l’évasion fiscale, la sous-évaluation des recettes d’exportation, la
surfacturation des produits importés et surtout le détournement des fonds publics.

Quel impact sur la compétitivité ? Au cours des 40 dernières années, l’Afrique centrale et
de l’ouest ont été les sous-régions les plus touchées par cette hémorragie. Depuis 1970,
le Top 5 de la fuite des capitaux africains est constitué du Nigéria (89,5 milliards USD) de
l’Egypte (70,5 milliards USD), de l’Algérie (25.7 milliards USD), du Maroc (25 milliards USD)
et de l’Afrique du sud (24.9 milliards USD) pour l’ensemble des sommes comptabilisées. Les
ressources destinées au développement s’envolant vers d’autres cieux, nous convenons
avec GFI que « tant que l’hémorragie continue sur le long terme à un rythme rapide, les
efforts pour booster la croissance économique vont être contrariés dans la mesure où la
distribution des revenus sera de plus en plus biaisée ». Et cela aura un impact désastreux sur
la compétitivité économique et la stabilité politique du continent.

La réponse de l’intelligence économique – Face à la complexification de la criminalité
financière, les consultants expérimentés mobilisent plusieurs outils et sources
d’informations commerciales et publiques tels que l’Index sur la corruption de Transparency,
les rapports d’évaluations mutuelles du GAFI [4], Factiva, World check, et d’autres) dont le
croisement donne des résultats de grande qualité. Ils permettent notamment de mapper
l’environnement des personnalités politiquement exposées (PPE) et d’analyser les risques
de blanchiment d’argent liés à ce type de clientèle. Une part importante de ces travaux
s’appuie sur les typologies de blanchiment d’argent élaborées par le MROS [5] et le Groupe
d’Ermont [6]. L’analyse comparée des cas égyptien et tunisien, 365 jours après la chute de
leurs dictatures respectives, indique l’apport décisif de l’intelligence économique dans la
bataille pour la récupération des fonds dérobés par ces dirigeants qui « aimaient » leur pays.

12 mois après la chute de Hosni Moubarak, 450 millions de dollars appartenant à
l’entourage de l’ancien Raïs ont été bloqués par la Suisse. Les conseils en intelligence
économique et financière sont entrés en jeu après que les nouvelles autorités égyptiennes
ont introduit une première demande d’entraide judiciaire, fin mars 2011, et essuyé un rejet
au motif qu’elle était incomplète. La mission des conseils africains et suisses était d’aider les
autorités égyptiennes à démontrer, à travers des procédures pénales, l’origine illégale des
avoirs gelés par Genève. Malgré les lenteurs judiciaires provoquées par les avocats de l’ex
président, ce dossier devrait connaître un heureux aboutissement dans les prochains mois.

12 mois après la chute de Ben Ali, l’Association des Tunisiens de Suisse qui prétendait
pouvoir récupérer les fonds de l’ancien dictateur et de son entourage, par leurs seuls
moyens, ont fait choux blanc. Ou presque. Depuis janvier 2011, Genève n’a bloqué que 80
millions de dollars sur un pactole estimé à cinq milliards USD à travers le monde. Me Enrico
Monfrini dont la réputation n’est plus à faire - depuis qu’il a récupéré 1,3 milliard de dollars
détournés par l’ancien dictateur nigérian Sani Abacha, au pouvoir de 1993 à 1998 - peine à
faire émerger le dossier tunisien des eaux du lac Léman. Les dirigeants voyous apprennent
vite, innovent vite et s’entourent de blanchisseurs rusés, ce qui complexifie les enquêtes et
nécessite l’intervention de conseils en intelligence économique aguerris. Cette expertise est
d’autant plus décisive que la dernière mode pour les cibles est de se faire représenter par

des sociétés écrans basées dans des paradis fiscaux. On peut, de ce fait, comprendre que
l’intelligence économique soit perçue comme l’ennemie intime des dirigeants voyous.

La contrefaçon

« N'imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient un singe. » S’il fallait s’en tenir
à cette citation de Victor Hugo, 50% des commerces en Afrique seraient remplis de singes.
Des logiciels aux pièces d’automobiles en passant par des appareils téléphoniques, des
marques de vêtements, de cigarettes, des aliments pour nourrissons et des médicaments,
etc., l’Afrique semble être la station finale de tout ce qui se fait de faux sur la planète. Le
phénomène fausse complètement le jeu de la concurrence au point d’effrayer de nombreux
opérateurs économiques étrangers. Mais il y a plus grave : la contrefaçon cause d’énormes
dégâts de santé publique sur le continent. Si l’on s’en tient aux chiffres publiés en 2011 par
l’Organisation mondiale de la santé, environ deux milliards de personnes ont été victimes
d’accidents ou d’intoxications dans le monde suite à un contact avec un produit d’origine
douteuse, dont plus d’un quart en Afrique, au cours de l’année écoulée.

Comment ça marche ? Entre le « vrai-faux » [7] qui consiste en un détournement fiscal
de vrais produits, le « faux-vrai » qui renvoie à la fabrication clandestine de générique
sans danger pour le consommateur, le « faux-faux » est le mode le plus néfaste pour la
compétitivité de l’Afrique. Car il frappe aussi bien les recettes fiscales, les droits des titulaires
et la sécurité du consommateur que la santé publique.

Quel impact sur la compétitivité ? Dans un pays comme le Nigeria, le crime organisé a
pris le pas sur les petits contrefacteurs, reléguant les brevets et les droits d’auteurs aux
oubliettes. Dans ce pays, pour ne citer que lui, l’industrie de médicaments contrefaits réalise
de gigantesques profits à moindre coût sans se soucier de la sécurité et des consommateurs.
Selon les estimations de Knowdys, au moins 50 % de médicaments d’origine douteuse
échouent sur le continent africain. Exposés au soleil et aux intempéries, ces produits sont
vendus, hors contrôle, sur les marchés, au milieu des préservatifs et des friandises... Malgré
les campagnes de sensibilisation régulièrement financées par des fonds internationaux, les
consommateurs n’en démordent pas ; pour une raison que les autorités feignent d’ignorer :
la faiblesse du pouvoir d’achat des populations. Un Africain dépense en moyenne 10
dollars/an pour ses médicaments contre 380 dollars pour un Européen, 506 dollars pour un
Japonais et 770 dollars pour un Américain, d’après les statistiques (2011) de Knowdys. Mais
la pauvreté justifie-t-elle que les entreprises qui investissent en R&D, créent des emplois
locaux et paient des impôts aux Etats, soient battus par l’industrie de la contrefaçon ?

La réponse de l’intelligence économique – Alors que leurs marchés traditionnels sont à
maturité, certaines multinationales du luxe telles que LVMH, Chanel et l’Oréal, des grands
équipementiers mondiaux comme Bosch, Johnson Controls et Valeo, ou des majors de
l’agroalimentaire à l’instar de Coca-Cola, Nestlé et Unilever, vont chercher la croissance en
Afrique où attend une classe moyenne de plus de 300 millions de consommateurs. Pour

accompagner ces géants sur ce « nouveau » marché, les conseils en intelligence économique
et stratégique jouent un rôle de premier plan pour étudier les habitudes de consommation,
établir les profils des prescripteurs, analyser la concurrence, identifier les menaces liées à
la corruption et à la contrefaçon, cartographier les contrefacteurs et préparer les ripostes
idoines. La même offre est proposée aux entreprises locales menacées dans leurs positions.

Dans leur lutte contre la contrefaçon, des gouvernements courageux comme au Rwanda
et au Ghana recourent également aux services de ces consultants pour jouer les « clients
mystères » auprès des services douaniers. A ce jour, les résultats parlent d’eux-mêmes.

En plus des outils techniques capables de prouver la bonne ou mauvaise foi d’un fabricant,
des cabinets d’intelligence économique comme Knowdys tiennent une base de données
permettant d’anticiper les tendances des contrefaçons dans un espace déterminé (l’Afrique
centrale en l’occurrence). L’analyse de ces données permet de définir l’évolution des
stratégies des fraudeurs, de découvrir les nouvelles routes qu’ils empruntent, et aider les
politiques et les entrepreneurs à prendre des mesures préventives et/ou dissuasives.

En guise de conclusion

Vu le tableau, on pourrait croire avec Yves Beauchemin que « quand nos ennemis vont mal,
c’est que nos affaires sont sur le point de mieux aller. » Non. L’intelligence économique va
mal en Afrique, non à cause des banques de données inexistantes, non à cause de l’opacité
des opérateurs économiques locaux, non à cause des sources peu fiables, mais parce que ses
acteurs majeurs ont encore une certaine idée de la compétition au service du bien commun.

Guy Gweth pour Diplogéostrategies

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Notes

[1] Voir « Dieu et les négociateurs africains » par Guy Gweth, Les Afriques numéro 189, du 09 au 15
février 2012.

[2] Une Personne Politiquement Exposée (PPE) est une personne exerçant ou ayant exercé une haute
fonction publique, ou associée des près à une telle personne. Du fait de sa fonction et de l’influence
qu’elle peut avoir, une PPE risque potentiellement d’être impliquée dans des activités frauduleuses
ou des actes de corruption. En 2012, des PPE africains (des chefs d’Etat, des hauts fonctionnaires, des
dirigeants d’entreprises publiques, des chefs de partis politiques, et leur entourage) continuent de
s’enrichir illégalement au détriment de leur Etat, entravant ainsi le développement du continent.

[3] Nos retours d’expérience dans le golfe de Guinée, en particulier, corroborent cette équation
de Klitgaard. En effet, chaque personne en position d’intermédiaire incontournable (monopole),
disposant d’une importante marge d’appréciation (pouvoir discrétionnaire) et se soustrayant à
toute surveillance (responsabilité), peut détourner son travail au profit de ses intérêts personnels
(corruption). Cf. Robert Klitgaard in Controlling Corruption, University of California Press, 1988.

[4] Fondé à Paris en 1989, le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI) est un
organisme intergouvernemental qui a pour objectif de concevoir et de promouvoir des politiques de
lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme au niveau international.

[5] Le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS en anglais : Money
Laundering Reporting Office - Switzerland) joue un rôle d’interface entre les intermédiaires financiers
et les autorités de poursuite pénale. Conformément à la loi helvétique sur le blanchiment d’argent,
le bureau de Berne reçoit, analyse et, si nécessaire, communique ses soupçons sur des mouvements
relatifs au blanchiment d’argent, au financement du terrorisme ou aux fonds d'origine criminelle.

[6] Crée en 1995 à Bruxelles, le groupe Ermont rassemble les cellules de renseignement financier
de 120 pays. Il a pour objectifs de développer la coopération entre les cellules par l’échange
d’information, d’accroître leur autonomie opérationnelle et de promouvoir la lutte contre le
blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

[7] Classification empruntée à Alain Bauer. Lire « Le faux tue aussi », article mis en ligne par
lenouveleconomiste.fr (http://www.lenouveleconomiste.fr/le-faux-tue-aussi-13528/) le 30.01.2012.

samedi 3 mars 2012

Pour une « intifada de la paix »

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Pour une « intifada de la paix »

Par Samir Frangié
2012 - 03
«La crise, c’est quand l’ancien se meurt et que le nouveau peine à émerger. » Cette citation d’Antonio Gramsci résume bien la situation que nous vivons : un monde ancien qui s’effondre avec le printemps arabe et la révolution syrienne, et un nouveau monde qui ne parvient pas à naître.

Et cette crise est d’autant plus difficile à gérer qu’elle a pris tout le monde au dépourvu. Personne ne pouvait prévoir que la victoire de la Syrie et de l’Iran, marquée par la chute du gouvernement de Saad Hariri, allait être d’aussi courte durée. Les dirigeants syriens qui voulaient venger l’humiliation que les Libanais leur avaient fait subir le 14 mars de l’année 2005 se retrouvent le 15 mars de l’année 2011 confrontés à un soulèvement populaire sans précédent dans l’histoire de la Syrie. L’Iran qui œuvrait à devenir le représentant du monde musulman dans le nouvel ordre mondial n’est pas dans une meilleure situation, miné de l’intérieur par des conflits au sein même du pouvoir et marginalisé à l’extérieur par un printemps arabe qui rejette toute forme de tutelle.

Le Hezbollah qui avait, avec la formation du gouvernement de M. Mikati, considéré avoir, enfin, atteint ses objectifs et pris le contrôle de l’État se trouve forcé de financer un tribunal qu’il considère être un instrument aux mains d’Israël et qui, de surcroît, a inculpé quatre de ses membres dans l’assassinat du président Hariri. Quant à son allié, le général Michel Aoun, qui avait pourtant annoncé la fin de la révolution en Syrie, il ne peut pas accomplir son pèlerinage annuel à Alep et se retrouve forcé d’assister à la messe de la Saint-Maron, comme tout le monde, à Beyrouth.

Un monde ancien se meurt, c’est évident, mais que faire pour faire émerger un monde nouveau ? En d’autres termes, comment mettre fin au cycle de violence que le régime syrien a initié et entretenu depuis des décennies et jeter les bases d’un « autre » Liban, un Liban de paix, moderne, ouvert sur le monde, capable de renouer avec son rôle historique dans le monde arabe ? Comment contourner les blocages communautaires et mobiliser la société civile pour préparer le terrain, après « l’intifada de l’indépendance » de 2005, à une « intifada de la paix » en 2012 ?

Pour mener la bataille de la paix, plusieurs conditions sont requises :

La première est de ne pas répéter les erreurs du passé et de faire assumer à une communauté la responsabilité des erreurs commises en son nom par un parti politique. Cette identification est dangereuse et débouche nécessairement sur de nouvelles violences. Les expériences passées sont là pour le montrer. Pour éviter ce danger, il nous faut avoir le courage de reconnaître notre responsabilité commune dans la guerre qui a ravagé notre pays, ayant tous, à un moment ou à un autre, eu recours aux armes et recherché dans les guerres que nous nous sommes livrées l’aide de forces extérieures, renonçant de ce fait à notre indépendance et à notre souveraineté. 

La deuxième condition est de refonder notre vivre-ensemble aux conditions de l’État et non aux conditions d’une communauté, d’un parti ou d’une milice. Il nous faut pour cela réhabiliter notre État en lui redonnant le monopole de la force qu’il a perdu depuis 1969, avec l’accord du Caire, et en le libérant du carcan communautaire qui l’étouffe. Il devient impératif à la lumière de nos expériences passées de jeter les bases d’un État civil où l’individu n’est plus réduit à sa seule dimension communautaire, et où la religion n’est plus instrumentalisée à des fins politiques.

La troisième condition est d’inverser notre rapport actuel au monde arabe pour cesser d’être un simple réceptacle des conflits de la région et devenir acteur dans la bataille engagée pour un « autre » monde arabe, un monde arabe démocratique et pluraliste.

* * * * *

En 2005, les Libanais ont, avec le « printemps de Beyrouth », initié la bataille pour la liberté dans le monde arabe qui a conduit au printemps arabe. Il leur faut aujourd’hui compléter cette bataille par une autre bataille, celle de la paix. Cette bataille est essentielle pour eux, car la paix est aujourd’hui une condition à leur survie. Elle est également essentielle pour le monde arabe sur lequel plane la menace de conflits communautaires, ethniques et tribaux. Elle est enfin essentielle pour lever l’obstacle que représente le conflit israélo-arabe et ouvrir la voie à une normalisation des rapports entre le monde arabo-musulman et l’Occident.
source:OLJ  littéraire/03/2012