mardi 20 novembre 2012

Le Renseignement criminel au profit de l’économie africaine

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Fuite des capitaux, corruption, blanchiment d’argent, manipulation des cours de matières premières, trafics de produits illicites, etc., les crimes économiques se complexifient et s’amplifient en Afrique au rythme de la croissance économique du continent. Pour y faire face, les Etats africains sont contraints de mettre en réseau des unités de Renseignement criminel exclusivement dédiées à la protection de l’économie.

Dans un monde des affaires globalisé, de nouveaux liens se nouent chaque jour entre les mafias et les entreprises, y compris les plus respectables. Et les deals comme celui révélé par la justice italienne en 2004 entre la multinationale Parmalate (35 000 salariés) et la Camorra napolitaine ne sont plus l’apanage de Milan, Moscou, Wall-Street, Tokyo ou Shanghai. 

Pour les principaux acteurs mondiaux du crime organisé - ceux qui ont fait fortune dans l’industrie militaire ou pharmaceutique, ceux qui se sont enrichis grâce au traitement clandestin des déchets toxiques, ceux qui sont politiquement influents dans les pays émergents ou dans le vieilles démocraties - l’Afrique est regardée comme un marché vierge, suffisamment poreux et rentable dans la durée, une proie à saisir dans les meilleurs délais.

Favorisé par la globalisation financière et la pauvreté des nouveaux pays-cibles, le crime organisé a opéré un saut qualitatif ces dernières années, qui a donné naissance à deux figures inquiétantes pour l’économie africaine : l’entrepreneur mafieux et le mafieux entrepreneur. Ces deux figures sont encore plus inquiétantes dans les pays où le modèle mafieux prospère aisément parce que la situation économique ou l’architecture sociale ne permettent plus à la jeunesse d’envisager autre chose que la voie du crime. De loin, ces pays donnent l’impression de laisser un seul choix à leurs populations : devenir criminelles ou sombrer dans la misère.

A qui avons-nous affaire ? 

Seul un diagnostic froid des dangers du monde actuel permet de faire face à ce nouveau défi. De nombreux évènements, au cours des dernières années, ont montré à suffisance que ceux qui étaient en charge de la sécurité nationale pouvaient s’égarer dans les couches superficielles de l’actualité. Si, à titre d’exemple, Bamako et ses alliés étrangers veulent faire croire que « la poussé subite » des islamistes dans le nord Mali était « imprévisible », l’analyse prédictive criminelle ne permet-elle pas d’anticiper les trafics d’armes que pourrait générer une intervention militaire internationale dans cette partie du continent ?

Au milieu des années 2000, Antonio Calderone, un ancien mafioso, fit une remarque absolument remarquable par sa justesse. « Le soldat de la mafia, déclara Calderone, habitué à la compétition et au risque très élevé, est mieux qu’aucun autre préparé à l’économie de marché. » Cette description est observable chez plusieurs criminels actifs dans les pays où la menace n’est pas toujours d’origine extérieure. Les mafiosi nigérians par exemple contrôlent l’essentiel de l’économie souterraine de l’Etat fédéral grâce aux trafics (humains, de drogue, de matières premières, etc…), blanchiment d’argent sale, contrefaçons, enlèvements ciblés et escroqueries sur internet. Ce sont des winners avides, cupides, sans morale ni peur. Après le terrain, c’est à l’écran qu’ils portent la « destruction créatrice » dont parlait Schumpeter.

Nous avons affaire aujourd’hui à une catégorie d’acteurs économiques criminels et résilients qui, dans de nombreux pays, font concurrence aux acteurs légaux, voire à la force publique. Ils mobilisent des flux financiers capables de transformer la nature des marchés en un temps record et profitent de la relative porosité de la plupart des frontières africaines. Corrupteurs des institutions économiques et politiques, leur impact dévastateur et leur mondialisation à toute vitesse obligent à les intégrer au registre sensible de la sécurité du continent.

A quoi ça va servir ?

Devant l’incapacité de la criminologie classique à traiter les phénomènes criminels les plus résilients, le Renseignement criminel apparait comme le nouvel allié indispensable aux décideurs africains. Il sert à produire et à transmettre, de manière sécurisée, des informations de qualité supérieure, voire hors norme, aux décideurs en charge de la sécurité économique.

Le péril que représente le crime organisé et transnational en Afrique a montré ses preuves, et ses victimes officielles se comptent par milliers. Le scandale du Probo Koala, sa vingtaine de morts directs et les 17 000 consultations hospitalières occasionnées en Côte d’ivoire durant l’été 2006, reste l’une des tragédies les plus emblématiques de la décennie écoulée. Entre temps, l’Afrique est devenue une vraie plaque tournante pour le trafic international de drogues dures telles que la cocaïne et l’héroïne en provenance d’Afghanistan et d’Amérique latine.

Les destructions de stocks de médicaments ou l’interception de menues cargaisons de stupéfiants dont se vantent quelquefois les autorités au journal télévisé de 20h sont utiles aux yeux de l’opinion mais insuffisantes pour protéger l’économie locale. Il est indispensable de s’engager dans une démarche analytique et opérationnelle innovante et proactive pour anticiper et non plus subir les dangers que font peser ces criminels sur l’économie africaine. Il s’agira, en Afrique, d’une véritable révolution dans le traitement des crimes économiques.

A quels moyens recourir ?

Pour sa composition, le réseau d’unités de Renseignement criminel que proposent les conseils en intelligence économique de Knowdys pourrait recourir, au niveau national, au personnel de la police et de l’administration civile. La mise en commun du renseignement criminel par l’ensemble des unités se ferait par le biais d’une base de données automatisée regroupant les productions des différentes unités.  

Le réseau aurait à sa tête un comité de gouvernance panafricain, garant du bon fonctionnement du réseau et de la distribution adéquate du renseignement criminel dans chaque pays membre. Il aurait notamment pour mandat d’assurer la collecte de l’information et la transmission des analyses stratégiques provenant de chaque unité en vue d’aider les autorités nationales dans la prise de décision. 

Le Renseignement criminel que nous appelons de nos vœux est au départ une volonté politique, un état d’esprit et un ensemble de méthodes et d’outils dont le but est de déceler précocement et de neutraliser le crime avant qu’il ne soit commis. Reste bien entendu à poser les bases théoriques et pratiques du Renseignement criminel et à intégrer ce concept encore balbutiant dans la culture des décideurs politiques.

Comme on peut le constater, la dureté de la compétition économique mondiale ne connait pas le fair-play. Et ses arbitres sont toujours juges et partis. Face à cette autre guerre dont le droit international n’a pas encore pris toute la mesure, seul un Renseignement criminel en réseau permettra de dévoiler l’invisible, d’entendre l’indicible et d’identifier l’inavouable de manière à désamorcer les périls avant qu’ils n’affectent une économie africaine en pleine croissance. 

*Guy Gweth
Ancien du CEDS
Consultant en intelligence économique chez knowdys
pour Diplogéostratégies

lundi 5 novembre 2012

Débat autour de la biographie de Grégoire Haddad : être militant face aux réalités

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Les intervenants (de gauche à droite) : Michel Hajji Georgiou, Samir Frangié, Saoud el-Mawla et Michel Touma.
Les intervenants (de gauche à droite) : Michel Hajji Georgiou, Samir Frangié, Saoud el-Mawla et Michel Touma.
La lutte de l’évêque grec-catholique au nom de l’homme comme finalité absolue, telle que décrite par Michel Touma dans sa biographie de Grégoire Haddad, s’aligne sur la mouvance du printemps arabe... et redonne goût au militantisme en vue du changement.

« Être militant face aux réalités. » Ce thème a fondé le débat au Salon du livre, samedi soir, autour de l’ouvrage biographique écrit par notre collègue Michel Touma sur « Grégoire Haddad, évêque laïc, évêque rebelle ». Déjà, l’ouvrage en soi apporte des réponses concrètes sur le mode d’action et de pensée du militant, à travers l’exemple du père Grégoire et de son action au nom de « l’amour du prochain ». Parmi ces réponses, puisées dans le portrait du prélat : la sérénité dans la foi, complémentaire de la volonté même de « briser les tabous »; la mise sur pied d’un mouvement social fondé sur la participation des laïcs et des religieux au service de l’autre; la perception de l’homme comme seule valeur où s’exalte le divin.

Après un mot de bienvenue de Nayla de Freige, administrateur délégué de L'Orient-Le Jour, le sociologue Saoud el-Mawla commente l’article « Libérer le Christ », que le père Grégoire publiait dans la revue Afaq le 15 mars 1974, afin d’établir le parallèle entre l’approche de ce dernier et « la pensée théologique de libération ». D’abord, « l’emploi du terme libération, comme mot-clé, indique le processus libératoire en Jésus-Christ, dans l’histoire ». Un autre élément, inhérent à l’action du père Grégoire : « L’entrée du pauvre dans le champ de la théologie, qui ne se confond plus avec les vérités de la foi, mais tend vers la libération du pauvre et de l’opprimé. » Dans ce sens, « la notion de l’autre n’est pas celle de l’autre non chrétien, mais de l’autre non humain, car il est marginalisé ». Le dialogue islamo-chrétien n’est qu’un élément du dialogue profondément humain prôné par l’évêque. C’est à travers cela, enfin, que « la libération chrétienne devient un dépassement des injustices socio-économiques, toujours par le biais du salut par le Christ », conclut le sociologue chiite.


Les esprits sont-ils prêts pour un « autre » Liban ?
Cette approche rejoint le « vivre-ensemble » et « la culture du lien » décrits par Samir Frangié dans son essai Voyage au bout de la violence, présent en force l’année dernière au Salon du livre. Cette année, le débat autour de la biographie de Grégoire Haddad a réuni près de 300 personnes, venues écouter les intervenants, parmi lesquels l’ancien député. Comme si cette idée « d’homme-dieu » (à reprendre l’expression de Luc Ferry) intégrait petit à petit la réflexion portée sur la paix civile au Liban. « L’idée qui habitait cet évêque rebelle et sous-tendait son action était qu’un “autre” Liban était possible », affirme Samir Frangié. Et « pour que cet autre Liban devienne une réalité », il fallait d’abord « substituer aux solidarités claniques et communautaires de nouvelles solidarités basées sur l’échange et le don », tout en redéfinissant la portée même de la religion, à laquelle « il fallait ôter sa dimension identitaire, porteuse de toutes les violences ».
L’enjeu est de « revenir à l’essence du message évangélique : apprendre aux hommes à vivre en paix et permettre l’émergence d’une citoyenneté fondée sur l’individu ». Seule l’assimilation et la pratique de ce message est apte à neutraliser « la dérive tribale qui a fait de l’État un champ ouvert aux luttes communautaires », surtout après les événements de 1958. Or, si dans la pratique Mgr Haddad « tente de freiner cette “descente aux enfers” en prônant une “laïcité globale” », son discours est mal perçu, voire répudié par les institutions et leur base populaire tant il remet en question la fusion de l’individu avec la communauté à laquelle son identité est réduite. « Les esprits ne sont (alors) pas prêts à un tel changement », constate Samir Frangié.
Revenant sur la décision du synode melkite, en août 1975, de démettre l’évêque de ses fonctions, « une décision qui a été un choc pour toute une génération qui avait cru au changement », il en conclut que « les autorités religieuses, pas plus que les autorités politiques, n’étaient prêtes à agir pour tenter de désamorcer les tensions qui s’accumulaient, annonçant la guerre ».

Michel Hajji Georgiou : du « néant intellectuel »
Si aujourd’hui le combat de Grégoire Haddad épouse la mouvance du printemps arabe, où l’individu « commence à retrouver son autonomie », comme le décrit Samir Frangié, peu de choses présagent d’une maturation au Liban, de 1975 à aujourd’hui. Modérant le débat, notre collègue Michel Hajji Georgiou revient en effet sur l’agression contre Mgr Haddad en 2002 par trois jeunes devant les locaux de Télé-Lumière à Jounieh. De cet incident, M. Hajji Georgiou retient deux éléments. D’abord, « la position adoptée quelques jours plus tard par les autorités spirituelles locales de la communauté concernée : Mgr Haddad devait cesser d’exposer ses “vues théologiques car elles ont besoin de maturation et de connaissances approfondies” pour être assimilées ». Autrement dit, « Grégoire Haddad devait se taire, et avec lui, ses idées transgressant les tabous du conformisme social et communautaire, donc politique, donc capables de dévoyer les fidèles ».

Michel Hajji Georgiou s’attarde sur l’agression en soi, symptomatique du monolithisme durement ancré dans les esprits. « Ces trois hommes qui ont agressé Mgr Haddad, pour des propos qui les ont probablement traumatisés, assument une fonction symbolique, souligne-t-il. Car derrière le dogmatisme amoureux de sa propre vérité, il y a le néant intellectuel et culturel. » Le lynchage devient « confrontation symbolique (...) entre l’identitarisme holiste malade de l’autre et de lui-même, sous l’une de ses incarnations les plus brutes et les plus élémentaires, et une culture humaniste fondée sur la finalité de la personne humaine, la valeur individuelle et la dignité humaine, celle-là même défendue aujourd’hui par le pape Benoît XVI », ajoute Michel Hajji Georgiou.

Que cette approche soit préconisée aujourd’hui par le Vatican n’ébranle pas outre-mesure l’establishment religieux chrétien avec lequel « discuter de Grégoire Haddad, c’était comme discuter de Raymond Eddé, Maurice Gemayel ou Hamid Frangié avec l’establishment politique chrétien actuel, ou de Mohammad Mehdi Chamseddine avec l’establishment politico-religieux chiite », relève M. Hajji Georgiou. Mais « la gêne et les contorsions de circonstances, immanquablement au rendez-vous » lorsque ces noms sont mentionnés, trahissent en elles-mêmes le mensonge qui phagocyte la pensée libre du citoyen, ajoute-t-il.

 « En définitive, à quoi cela a-t-il servi ? »
Cette réalité sous-tend la question que Michel Touma a plus d’une fois entendue de la part du père Grégoire lors de leurs entretiens successifs, pendant un an, pour la préparation du livre. « Qu’est-ce qui reste, en définitive, aujourd’hui de ce que j’ai fait ? » Cette question, rapportée par Michel Touma au début de son allocution, personnifie l’humilité du père Grégoire, dont Samir Frangié relève d’ailleurs « la modestie et la bonté, deux valeurs qui n’ont malheureusement plus cours dans les temps actuels, mais qui sont au fondement des temps à venir ». Mais cette question incarne surtout l’ardeur de la lutte. « Face aux réalités cruelles et violentes qui emportent tout sur leur passage, la question qu’il s’est posée est en définitive, à quoi cela a-t-il servi ? »

À cela, une réponse positive a rejailli spontanément de l’audience, lorsque plusieurs personnes présentes ont pris successivement la parole pour évoquer les associations qu’ils représentent : ECDAR, formée par des vétérans du Mouvement social, ce dernier n’ayant par ailleurs jamais cessé d’être actif ; l’AFEL, l’AEP et l’IRAP dont le père Grégoire a été le parrain.

En outre, Michel Touma insiste sur l’imminence de renouveler « la démarche intellectuelle et les réalisations du père Grégoire ». Non seulement parce que « le printemps arabe constitue un point crucial où des choix de société doivent être faits », mais parce qu’il s’allie parfaitement à « l’action sociale initiée par le père Grégoire et qui était perçue sous l’angle non pas caritatif, mais du développement socio-économique global qui plaçait l’homme, dans toute sa dimension, au centre de toute action ». Si l’action sociale avait, dans les années 60, « initié des centaines de jeunes volontaires à la culture citoyenne », la jeunesse se trouve devant des bouleversements régionaux qui devraient incarner ses aspirations au changement, souligne Michel Touma. À l’heure où les peuples arabes « sortent de leur hibernation », ajoute-t-il, la pensée et l’action des jeunes devraient se déployer, sans toutefois se dissocier « de l’autocritique, la critique radicale et constructive, contre tout ce qui risque d’entraver l’épanouissement de l’homme ».

ref: OLJ du 5/11/2012