vendredi 14 septembre 2012

LIBAN: Il y a trente ans: Bachir GEMAYEL ,Un Autre LIBAN

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L’élection de Bachir Gémayel à la présidence de la République 
le 23 août 1982 
a été perçue comme un évènement déterminant pour l’avenir du Liban. 
Tout le monde s’accordait à le penser, dont le président Élias Sarkis 
qui l’avait fortement soutenu. Il apparaissait le seul à même de 
pouvoir libérer le pays des forces étrangères qui continuaient à occuper 
de larges portions du territoire : les Palestiniens partis, 
il restait l’armée syrienne, toujours décidée à soumettre 
le pays au régime de Damas, et l’armée israélienne, 
qui liait son retrait à la conclusion d’un traité de paix avec le Liban.
Mais lui président, on s’attendait à plus que cela ; 
on sentait venir
comme une révolution qui allait modifier 
de manière radicale 
le cours de la vie publique dans le pays. 
Il appartenait à cette race d’hommes d’État – 
l’histoire en retient un certain nombre –
 qui transcendent constamment le quotidien 
politique en valeurs universelles.

Oui, il voulait réformer en profondeur tout 
le système libanais ; 
l’idée majeure était d’ériger le Liban, comme il disait, 
en État-nation. 
C’est ce qu’il allait proclamer haut et fort dans 
le discours d’investiture 
qu’il devait prononcer devant le Parlement le 
23 septembre 1982 : 
« L’État-nation répond à des aspirations et à 
des rêves historiques »    
 (L’Orient-le Jour du 14 septembre 1992).
 C’est à peu près la même 
définition qu’en donne Ernest Renan :
 « Ce qui constitue une nation (...),
 c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses
 dans le passé et de
 vouloir en faire encore dans l’avenir. »
On s’attache à une nation en s’intégrant
 à son histoire, même si elle
 est parfois, comme écrit un auteur, 
« entièrement ou
 partiellement inventée »
 (Schnapper cité par Yves Lequette,
 Les Cahiers du Conseil constitutionnel n° 23, 2007, p. 79),
 et en acceptant de l’assumer,
 même si elle n’est pas toujours glorieuse.
 Les Français ne manquent pas de mentionner
 leurs guerres de religion,
 la terreur, la traque des juifs, les guerres coloniales. 
C’est essentiellement avec leur histoire millénaire 
qu’ils ont bâti un 
État-nation qui paraît à bien des peuples exemplaire.
Mais le courant mondialiste qu’on voyait déjà 
arriver va-t-il encore 
laisser place à l’État-nation ? 
J’ai posé la question à Bachir : 
« Je crains que l’ère de l’État-nation ne soit révolue,
 nous arrivons peut-être trop tard. »
Alors, pastichant La Bruyère,
 il m’a répondu avec l’assurance 
d’une foi sans faille :
 « Rien n’est dit et l’on n’arrive jamais trop tard.
 L’histoire ouvre toujours ses portes à ceux qui
 savent y frapper fort. 
Notre peuple a suffisamment lutté et souffert
 pour mériter d’y entrer. »
Il restait à surmonter les difficultés tenant à la
 structure pluraliste du pays : resserrer les liens
 entre les différentes composantes de la population : 
attacher tous les Libanais, à quelque communauté 
qu’ils appartiennent, à des valeurs et à un projet 
politique accepté par tous et leur permettre ainsi de
 transcender les appartenances particulières,
 qu’elles soient religieuses ou claniques.
Pour Bachir, tout cela ne posait pas problème ;
 il avait une conviction inébranlable que ce qu’il décidait 
de faire se réaliserait ; de là, il tirait sa force et
 toute sa détermination à agir. La guerre et 
toutes les souffrances qu’elle a engendrées 
devraient porter la population – pensait-il –
 à se resserrer autour de l’État, seul à même de
 lui assurer la sécurité recherchée sur tout le territoire
 de la République. « Notre peuple, disait-il,
 sera soudé par la vision qu’il a d’un avenir prestigieux 
que nous nous chargeons de lui assurer. »
On s’est souvent demandé s’il ne fallait pas, pour 
répondre au caractère pluraliste du pays, adopter
 pour le Liban, à l’instar de la Suisse, un système
 fédéral ou confédéral assorti d’un exécutif collégial, 
comme c’est pratiquement le cas aujourd’hui.
 Bachir n’y était guère favorable : 
« État fédéral, État unitaire, les juristes, disait-il,
 finiront bien par trouver les mécanismes satisfaisants (...)
 Notre action de résistance et de libération se situe à 
un autre niveau, celui de la nation (...) à ce niveau-là, 
nous n’acceptons que l’unité, nous parions sur l’unité 
et nos paris sont toujours gagnants. »
 (Discours de Beit-Méry du 2 avril 1982).
Il était cependant nécessaire que le Liban adopte
 un statut de neutralité internationalement garanti. 
Cela permet de mieux assurer la cohésion nationale, 
d’éviter que l’une des communautés ne s’implique 
ou ne prenne parti dans des conflits internationaux
 ou régionaux en faveur de l’un ou 
de l’autre des protagonistes,
 et que cela puisse être mal apprécié ou mal ressenti
 par d’autres.
 « Deux négations ne font pas une nation »,
 écrivait jadis Georges Naccache. Cela est peut-être vrai. 
Mais des ni-ni ces derniers temps aux deux parties 
qui se battent en Syrie ou à des courants arabes
 ou moyen-orientaux opposés allégeraient bien
 les tensions qu’on perçoit en ce moment à l’intérieur du pays.
La neutralité n’empêche pas le Liban de demeurer 
dans le giron arabe. Pour Bachir, 
cela ne devait faire aucun doute ; l’arabité lui apparaissait
 comme un élément identitaire ô combien catalyseur
 de l’unité nationale. Il ne cessait de souligner qu’il était
 indispensable de maintenir avec le monde arabe « des 
rapports de développement et de progrès ». 
Il ne désespérait pas de voir arriver 
dans les pays arabes des dirigeants suffisamment
 réalistes pour renoncer de jouer à la guerre,
 pour s’ouvrir à la liberté et à la démocratie,
 et donner ainsi un autre visage au monde moyen-oriental. 
En attendant, le Liban devra rester pour les Arabes
 ce que la Suisse est pour les Européens, une terre d’accueil,
 un centre d’affaires et de loisirs.
L’unité de la nation se joue encore d’avantage au plan interne
 par une action de terrain. Il importe, à cet effet,
 de sortir « l’Homo libanus », comme il disait, de son statut
 de sujet et d’homme lige pour en faire un véritable citoyen 
en rapport direct avec l’État, un État qui gère les intérêts 
de la nation de manière exemplaire, sans complaisance
 ni favoritisme, et avec une intégrité totale 
de ses agents et de ses représentants.
Mais il lui fallait encore plus. « J’aurais peut-être besoin 
de confier des responsabilités nationales à l’un ou à l’autre
 d’entre vous, dit-il un jour à ses collaborateurs réunis 
autour de lui après son élection. Ce n’est pas pour en faire
 des politiciens qui n’ont de souci que 
pour leurs intérêts et leur carrière. 
Non, ce que j’attends de vous, c’est d’être de vrais serviteurs 
du peuple et de l’État, agissant avec beaucoup de zèle,
 le front bas et sans le moindre fla fla ni titre ridicule,
 comme ceux dont on pare nos dirigeants :
 les fakhamat, les ma’ali, les sa’adate et autres, 
héritage de l’Empire ottoman, tout cela est à jeter aux orties. »
Il était très peu amène avec la classe politique, 
décidé à requérir les voix des députés pour se faire élire : 
« J’aurais besoin, nous dit-il, d’un animal politique
 près de moi pour m’aider à traverser cette jungle. »
 Il n’était pas difficile d’en trouver, mais lui était bien 
résolu à ne pas s’y embourber :
 « Je ne crains pas de dévier de la ligne que nous
 nous sommes tracée, entouré des redoutables 
cerbères que vous êtes. » Les cerbères en question
 sont devenus gardiens de temple, un temple dédié
 à cet autre Liban dont rêvait Bachir Gemayel.

Sélim JAHEL
Professeur émérite à l’Université PARIS II
 
Bibliographie:
  • Les Secrets De La Guerre En Liban - Alain Menargues
  • President Bachir Gemayel Community Site
  • Jean-Marc Aractingi, La Politique à mes trousses 
  • (Politics at my heels), Editions l'Harmattan, Paris, 2006,
  •  Lebanon Chapter (ISBN 978-2-296-00469-6).
  • The War Of Lebanon (Documentary Series By Al Jazeera)

samedi 8 septembre 2012

LIBAN: Réflexions sur le rôle du Liban et des Chrétiens dans le monde arabe nouveau

Les Forces libanaises ont organisé la première conférence d’une série de cercles visant à abattre les entraves, d’abord intellectuelles, à une implication entière des chrétiens dans la région en mutation.La Vierge à Harissa, au nord de Beyrouth. Photo Emile Eid.

La Vierge à Harissa, au nord de Beyrouth. Photo Emile Eid.

Réfléchir au « rôle du Liban dans la renaissance du monde arabe nouveau », c’est analyser, sous l’angle du dialogue interreligieux, la transition vers la démocratie dans toutes ses nuances, le rôle des minorités, indissociable de cette dynamique, et la contribution de tous les acteurs à une redéfinition des bases du modernisme.

C’est dans cette perspective que les Forces libanaises ont accueilli à Meerab une conférence sur ce rôle libanais, la première d’une série de cercles visant à abattre les entraves, d’abord intellectuelles, à une implication entière des chrétiens contre la survie des régimes autocratiques. C’est sur le « concept de l’État moderne civil » que l’ancien député Farès Souhaid s’est d’abord attardé, un concept « ancré dans le discours du printemps arabe et endossé aussi bien par les islamistes, les libéraux, les nationalistes que les tribus, et même les entités non arabes, telles que les Kurdes, les Berbères, ainsi que – naturellement – les chrétiens arabes qui ont intégré les révolutions en tant qu’individus non de groupes ». Faisant remarquer que ce concept d’État civil « n’est consacré par aucun texte constitutionnel dans le monde », le coordinateur du secrétariat général du 14 Mars en a fourni une définition. « Cette notion est l’expression de deux refus : le refus de l’État policier et celui des régimes absolutistes et totalitaires », a-t-il dit.

Fin du concept de l’islam politique
Il en déduit corollairement « le refus des théocraties, c’est-à-dire des régimes islamistes (...). En effet, le refus des dictatures, fussent-elles dissimulées sous des slogans de laïcité, implique un attachement certain à la diversité, non seulement religieuse et raciale, mais aussi culturelle, sociale, linguistique, politique... ». Une idée qui réapparaît dans l’intervention du sociologue politique Akram Succarié, évoquant « la chute du concept commun en vertu duquel l’islam est religion et État, comme le prouve la reconnaissance par les Frères musulmans eux-mêmes, en Tunisie, en Égypte et en Syrie, de la séparation de la religion et de l’État, en vue de l’édification de l’État civil ». L’État civil a ainsi mis un terme au concept de l’islam politique, et avec lui le concept même des minorités, selon M. Succarié.
Poussant sa réflexion sur une définition de l’État civil, Farès Souhaid a dégagé des deux refus de l’autoritarisme et de la dictature les deux éléments réclamés par le peuple : la liberté et la dignité individuelles (aux antipodes de l’État policier) et la liberté des collectivités (anéanties par les autocraties). « Mais de ces deux refus se dégage également une troisième négation : l’État civil n’est pas la laïcité telle que préconisée par le siècle des Lumières (...) et que résume le concept européen, d’État-nation, avec toute l’hostilité portée à la religion (...). Si l’expérience européenne a accordé sa liberté à l’individu, elle a toutefois marginalisé les appartenances collectives naturelles (...) », a-t-il souligné.

De l’État civil
Ainsi l’essence même de l’État civil adapté au monde arabe se trouverait-elle dans la réponse que pose le philosophe français Alain Touraine : « Comment vivre ensemble, égaux et différents ? » Au cœur de cette question, l’expérience libanaise, au niveau de laquelle Farès Souhaid s’attarde sur l’exemple avant-gardiste des maronites, « qui ont eu l’honneur d’initier l’idée du Grand Liban en tant que patrie de la coexistence islamo-chrétienne depuis 1920 (...). Cette perception d’une indépendance qui ne saurait se faire sans pacte national atteste de ce choix constant et entièrement volontaire de l’Église maronite, s’articulant sur deux rouages : la doctrine de la liberté et celle de la foi chrétienne, dont le testament implique de vivre avec l’autre et non de s’en écarter ». Il en découle deux textes fondamentaux puisés dans le Document de l’Église maronite et la politique : le paragraphe 37 appelant les chrétiens à constamment renouveler la formule de la coexistence et le paragraphe 44 qui définit l’État démocratique moderne comme la base de cette coexistence.

Mais le chercheur orientaliste Andrea Galliotti a poussé plus loin la réflexion sur l’État laïc et critiqué le modèle libanais actuel. Il a estimé que « l’ultime enjeu, non encore atteint, est d’atteindre un État non déterminé par aucune religion ou race, c’est-à-dire le refus de toutes les formes de confessionnalisme politique, qu’il soit explicite, comme au Liban, ou indirect, comme le présentent le discours nationaliste arabe et sa protection des minorités ».

« Est-il possible pour un prêtre de devenir combattant ? »
À côté des nombreux appels aux minorités d’abandonner, non pas leurs craintes légitimes mais leurs peurs démesurées pour leur avenir dans la région, c’est le témoignage ferme et réaliste de chrétiens, depuis le territoire syrien, qui semble le plus prompt à les apaiser. C’est là que s’inscrit le discours du père Paolo dall’Oglio, père jésuite ayant vécu les trente dernières années à 80 kilomètres au nord de Damas, au monastère désormais fameux de Mar Moussa, qu’il a réhabilité en espace de dialogue islamo-chrétien. Expulsé par le régime de Damas en juin, il est rentré au Vatican où il prépare la visite du pape Benoît XVI au Liban, qui promet d’être imprégnée par une nouvelle approche de l’Église catholique par rapport à la crise syrienne. Une approche qui dépasse le simple appel au dialogue et repense en profondeur « l’engagement chrétien social » dans la région. Intervenant via Skype à la conférence de Meerab, le père Paolo, observant un jeûne en guise de préparation spirituelle à la visite du pape au Liban, a estimé que le souverain pontife « sera accueilli par tous les chrétiens et toutes les communautés, au nom de la société que nous voulons défendre et construire (...), c’est-à-dire religieuse dans ses racines et ses principes, laïque dans ses décisions et ses choix ». Évoquant son passage à Achrafieh en 1978, où il avait caressé l’idée de porter les armes, devant les heurts confessionnels dont il avait témoigné, il a déclaré : « Mais est-il possible pour un prêtre de devenir combattant ? Je n’ai trouvé d’autre réponse à cette question que cette voix me répétant : je te veux pour une époque après cette époque, pour une opportunité qui succédera à celle-ci. » Cela a été le début de son ouverture au monde arabe, où il a compris que « le rôle des chrétiens est comme la jointure du genou : il n’y en a qu’une, au milieu de multiples os, mais elle est essentielle, à condition de rester une ».

Une autre approche concrète du rôle du Liban dans la construction de la démocratie régionale a été fournie par Rock Mehanna, doyen de la faculté de gestion de l’université La Sagesse, qui s’est attardé sur « la résistance économique » qu’évoquait Charles Malek au moment où l’État d’Israël venait de voir le jour.
Enfin, le rôle incontournable des médias, leurs armes et leurs défaillances, a été décrit par le rédacteur en chef du journal de la chaîne MTV, Ghayath Yazbeck, qui a estimé que la voie d’adaptation pour un journaliste aux changements actuels est « un soulèvement contre soi d’abord, afin d’acquérir la liberté, le professionnalisme et la culture plus que jamais exigés ».
source: OLJ du 8/09/2012