Visite "historique" du président sud-soudanais en Israël
Dès le 10 juillet, au lendemain de l’accession de Juba à l’indépendance après un peu plus de deux décennies de guerre civile avec le Soudan (deux millions de morts, quatre millions de déplacés), le gouvernement de Benyamin Nétanyahou affichait clairement son intention : établir, sur la base de relations diplomatiques solides, une coopération susceptible d’assurer au nouvel Etat "développement et prospérité".
Entre Israël et le Sud soudanais – devenu le 14 juillet le 193e Etat membre de l’ONU – l’alliance n'est pas entièrement nouvelle. Elle s’est forgée à l’ombre des armes, au moment de la guerre des Six Jours qui opposa l’Etat juif à une coalition de pays arabes menés par l’Egypte, en juin 1967. A l’époque, Israël aidait discrètement, via des livraisons de munitions, les résistants sud-soudanais, en guerre ouverte contre Khartoum.
LUTTE D'INFLUENCE AVEC L'IRAN
Si Tel-Aviv a choisi de "réactiver" ce partenariat vieux de près d’un demi-siècle, c’est avant tout par calcul stratégique, et parce que le contexte régional l’y contraint. L’Etat juif voit dans cette union l’occasion de ressusciter la "doctrine de la périphérie" chère à David Ben Gourion, premier chef de gouvernement d’Israël, de 1948 à 1953. "Ce dernier avait prévu que, pour que le pays puisse résister ou s’imposer au Proche-Orient, il lui fallait tisser des liens avec la périphérie du monde arabe, c’est-à-dire principalement avec l’Ethiopie, l’Iran et la Turquie. Or, aujourd’hui, le seul allié fiable qui lui reste est l’Ethiopie. D’où la nécessité desolliciter d’autres appuis, ailleurs", explique Alhadji Bouba Nouhou, enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux-III, auteur de Israël et l’Afrique : une relation mouvementée (Editions Karthala, 2003 ; préface de Dominique Vidal).
En s’amarrant d’autant plus volontiers au Soudan du Sud, qu’il s’agit d’un pays chrétien, donc potentiellement dépassionné vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, l’Etat juif s'assure un pouvoir de contrôle non négligeable dans une zone porteuse d’instabilité. Le Soudan, en effet, est connu pour être une plaque tournante de la contrebande d’armes à destination des ennemis d’Israël. "Le fait qu’il y ait, à Khartoum, un régime proche du Hamas [mouvement islamiste, au pouvoir à Gaza] et du Hezbollah libanais a d’ailleurs joué un rôle plus important dans le rapprochement des deux Etats que la revendication du Soudan du Sud comme pays chrétien", estime Rashid Saeed, journaliste soudanais basé à Paris.
L’enjeu n’est pas mince car, en filigrane, se joue une sourde bataille d'influence avec l’Iran, principal bienfaiteur… du Hamas et du Hezbollah. Preuve que le régime des mollahs ne compte pas céder du terrain à son ennemi intime dans l’Est de l’Afrique, le président Mahmoud Ahmadinejad s'est rendu lundi 26 septembre à Khartoum, où il a réaffirmé, aux côtés de son homologue soudanais Omar Al-Béchir, que les deux pays demeuraient plus que jamais unis pour "défendre l’islam face aux pressions occidentales".
UN PAYS "OÙ TOUT EST À CONSTRUIRE"
A cet aspect purement géopolitique, s’ajoute également une dimension économique. Dans la foulée de la guerre du Kippour, en octobre 1973, Israël avait été contraint de quitter l’Afrique, après que la plupart des pays du continent ont choisi de rompre tout lien diplomatique. Ce retrait, subi plus que choisi, l’avait du même coup privé d'opportunités commerciales précieuses, que l’Etat juif tente aujourd’hui de saisir. "Depuis quatre ou cinq ans déjà, Israël est de retour sur le continent noir, non seulement avec ses sociétés militaires privées, qui fournissent une aide substantielle à un grand nombre de régimes, mais aussi à travers ses investissements dans le secteur minier. Le pays a réussi à rétablir ses relations avec la majorité des pays africains, notamment ceux d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Est. A cet égard, le Soudan du Sud a son importance, car c'est un pays où tout est à construire", argumente Rashid Saeed.
Hormis un pétrole surabondant, dont il tire 95 % de ses revenus (la production quotidienne est estimée à 375 000 barils), le pays est en effet plongé dans un état de dénuement avancé, conséquence de plusieurs décennies de conflit (1955-1972, 1983-2005). Près de 90 % de la population vit avec moins de un dollar par jour. De la tribune de l’ONU, la semaine dernière, le président Salva Kiir a lancé un appel au secours, soulignant que "la République du Soudan du Sud avait un besoin crucial de toute l’aide dont elle peut bénéficier". De ce point de vue, l’union scellée avec Israël tombe à point nommé. L’Etat juif est d’ailleurs déjà impliqué dans divers projets de construction, que ce soit dans le domaine agricole ou au niveau des infrastructures.
Le Soudan du Sud saura-t-il en tirer parti et se fondre dans le rôle stratégique qu’Israël souhaite lui voir jouer ? Pour Alhadji Bouba Nouhou, la réponse reste en suspens. D’autant qu’au-delà d’une pauvreté prégnante, le "nouveau-né" souffre de violents clivages tribaux susceptibles de fragiliser un peu plus sa condition. Seule certitude, conclut Rashid Saeed, "le régime de Khartoum va continuer deconsidérer cette alliance comme une menace potentielle pour le monde arabe". Ne serait-ce que pour s’assurer son soutien et plus particulièrement celui de l’Egypte, dont les rapports avec Tel-Aviv connaissent, depuis la chute d’Hosni Moubarak le 11 février, un sérieux coup de froid.
Le Monde
Aymeric Janier