dimanche 11 septembre 2011

La pensée arabe en crise

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Un peu moins de quarante ans après la publication de La crise des intellectuels arabes du philosophe et historien Abdallah Laroui, ce thème est redevenu d’actualité, avec les révolutions de 2011. Les pages culturelles des quotidiens arabes sont devenues une scène pour un débat sur le rôle des intellectuels, leurs divulgations et leurs questionnements. 
Par Samer Frangié
2011 - 09
Après une longue période d’exil, les intellectuels ont refait leur entrée sur la scène publique à travers des débats qui sont d’une certaine manière une relecture de toute la période qui s’étend de 1967 à nos jours. Cette période de l’histoire intellectuelle du monde arabe a été le sujet de deux livres récents, qui ont pris comme point de départ la rupture de 1967. Pour Ibrahim Abu-Rabi’, auteur de Contemporary Arab Thought : Studies in Post-1967 Arab Intellectual History (Pluto Press, 2003), et Elizabeth Suzanne Kassab, auteure de Contemporary Arab Thought : Cultural Critique in Comparative Perspective (Columbia University Press, 2009), la pensée arabe a pris une nouvelle orientation après la défaite, donnant la priorité à des thèmes comme la laïcité, la tradition (turath) ou l’histoire. Mais elle va être fortement marquée par la défaite, la déception, et le sentiment que le changement voulu sera long et difficile. Et c’est peut-être dans les écrits d’un Abdallah Laroui, qui s’apparentent plus à une douche froide qu’il balance sur la société arabe et ses intellectuels, qu’on peut ressentir le mieux cette difficulté, cette tâche impossible mais nécessaire qui les attend.

Cette fin d’époque dont les effets politiques ont été désastreux va entraîner une radicalisation de la démarche critique amorcée avec la Nahda. Rejetant les révolutions imposées par le haut, les intellectuels vont se tourner vers l’intérieur pour essayer de trouver les causes de ce « mal-être » arabe. Pour toute une génération qui a vécu avec désarroi la défaite de 1967, le changement politique n’était plus suffisant, il fallait révolutionner la culture arabe dans ses dimensions sociales, religieuses et historiques. Pour reprendre les mots de l’intellectuel syrien Yasin Hafiz, les régimes révolutionnaires ont « fauché » les islamistes politiquement tout en les « semant » culturellement. Et le temps est venu, pour ces intellectuels, de commencer ce travail culturel de reforme des sociétés arabes, vu que les changements politiques n’ont pas été suffisants pour sortir ce monde de son carcan.

Avec la transformation dans le mandat des intellectuels, un changement qui va être favorisé par la descente du monde arabe dans la dictature et la fermeture graduelle de l’espace politique, c’est toute l’orientation politique des intellectuels arabes qui va être bouleversée. Si le problème réside dans la culture arabe, les « masses » arabes ne peuvent plus être les agents du changement. Elles n’ont pas de rôle actif, car elles ne sont plus les « sujets », mais les « objets » du changement à faire. Une certaine prise de distance par rapport aux masses va se mettre en place, annonçant le divorce des intellectuels avec la politique. Cette séparation va s’accentuer à la fin du siècle passé quand le choix se limitera aux dictatures militaires d’un côté et aux mouvements islamistes de l’autre, deux choix qui ne peuvent être endossés par les intellectuels modernistes de cette fin de siècle. Et c’est ce même dilemme politique, d’un État autoritaire et d’une société « dangereuse », qui poussera quelques-uns de ces intellectuels à avaliser l’invasion américaine de l’Irak, comme une solution à ce blocage historique.

La transformation dans l’orientation politique des intellectuels va être aussi accompagnée par une transformation dans le type d’intellectuels qui va dominer chaque époque. Si les penseurs de la Nahda, décrits par Albert Hourani dans son Arabic Thought in the Liberal Age, 1789-1939, pouvaient être caractérisés comme des intellectuels critiques – pour plus d’information sur une partie de cette histoire des intellectuels, on peut lire aussi le nouveau livre de Leyla Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes : Syrie et Liban 1908-1940 –, la période radicale avait mis en valeur la position d’intellectuels organiques, reliés à des partis politiques et groupes sociaux. La période qui va suivre va remettre à l’ordre du jour la figure de l’intellectuel critique, critique à l’égard de sa société et de son régime politique en même temps. Et c’est cette position critique qui va expliquer pourquoi une bonne partie des intellectuels actuels vont être en marge des révolutions, ayant passé les dernières décennies disséquant leurs sociétés sans voir les transformations qui étaient silencieusement en train d’avoir lieu.

On peut lire la crise actuelle des intellectuels comme la continuation, ou la culmination, de divorce avec la politique. Et c’est peut-être « l’affaire Adonis » qui représente le mieux cette crise actuelle. Les réactions frileuses ou sceptiques du poète syrien à l’égard de la révolution syrienne, et les réponses fulgurantes qu’elles ont engendrées, résument les débats dans la sphère intellectuelle. Même si les positions d’Adonis ne représentent pas la majorité des intellectuels arabes, elles indiquent une certaine appréhension de la part d’une partie des intellectuels modernistes à l’égard des bouleversements dans la région. Les « lettres ouvertes » du poète syrien, dans leur retard systématique à l’encontre des développements rapides, et ses « soubresauts laïques » ont montré à quel point une partie des intellectuels arabes ont perdu le lien avec leurs sociétés, ces sociétés qui prennent comme lieu de rassemblement les mosquées, et non pas les introuvables « places publiques » comme l’aurait requis Adonis en échange de son support.

Mais « l’affaire Adonis » n’est pas la seule instance de cette crise des intellectuels. Une autre crise fait rage dans les rangs des intellectuels qui soutiennent la résistance et le front de la moumana’a, et se joue dans les pages des quotidiens « progressistes ». La révolution syrienne, bastion de la résistance, les a pris de court, bouleversant leurs certitudes, et plus précisément l’idée que le choix de la résistance était suffisant pour un support populaire inconditionnel. Hélas, les peuples ne vivent pas que d’eau fraîche et de résistance. Et avec chaque mort qui tombe en Syrie, c’est tout l’édifice politique et intellectuel de la résistance qui s’effondre, et avec lui un mode de pensée qui faisait assumer à Israël et aux États-Unis la responsabilité de tous les maux du monde arabe.

Les révolutions de 2011 ont eu l’avantage de sortir une partie de la scène intellectuelle de sa torpeur, et de rouvrir les débats que les réactions aux déceptions de 1967 avaient fermés. Et si, d’une certaine façon, la période qui va suivre 1967 va être une réflexion sur la Nahda et ses déceptions, on peut lire toute l’histoire moderne des idées dans le monde arabe dans les débats engendrés pas ses révolutions. Et même si ces révolutions ne se termineront pas toutes comme on le voudrait, le fait qu’elles aient débloqué la scène intellectuelle reste un avantage considérable. 
source: L'Orient-Le Jour 

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